De Thierry Quintrie Lamothe
(Écrivain)
Je suis particulièrement fier et heureux de présenter ce texte de Thierry Quintrie Lamothe parce qu'il s'en dégage une force qui n'échappera à aucune lectrice et aucun lecteur, celle de l'authenticité. Thierry possède les mots de la vérité, ceux que seuls les voyages, les rencontres et le partage vous offrent. Avoir cent ans, c'est avoir bien roulé sa bosse mais aussi avoir eu le temps, durant notre éphèmère passage sur Terre, de découvrir pour apprendre à aimer et respecter. Ce texte dont la poésie semble suivre le cours d'un long fleuve tranquille me rappelle "Le bateau ivre" d'Arthur Rimbaud". Dans cette société où vivre jusqu'à engager sa fin de vie ressemble étrangement à une longue et tumultueuse descente de cours d'eau, la vie, les vies rencontrées se trouvent sur les rives pour simplement baliser notre parcours ou proposer aux voyageurs curieux ou égarés, des épreuves , des interrogations, des pertes mais aussi des gains. Ce que nous laissons et ceux que nous laissons derrière nous éclairent notre chemin de vie et si une lumière nous guide, c'est celle de l'amour ou bien celle de l'apprentissage. Si, à cent ans, nos jambes n'ont plus la force de courir après cette jeunesse tous les jours un peu plus lointaine, l'esprit se rappelle et nous ramène à l'essentiel, le souvenir de plaisirs simples, un sourire, une main tendue ou encore un couché de soleil. Si Thierry sait également suivre les cicatrices des blessures laissées par l'homme sur la nature et sur d'autres hommes, comme les peuples des premières nations, il sait nous conter la vie, sans ambages, avec les mots bleus de la poésie, les mots du coeur.
Stéphane Theri
Jusqu’à présent, je cachais mon âge. J’enlevai facilement dix années, comme ma mère toute sa vie falsifiant ses papiers officiels.
Encore une minute, monsieur le bourreau, avant de laisser tomber la faux du temps sur ma nuque.
Laissez-moi arrêter les aiguilles fixées sur l’horloge.
Laissez-moi tenir encore un moment la chaîne des rencontres, des lieux vierges où j’ai joué dans mon enfance.
L’image de ce marigot où nous allions avec mes petits camarades de collège jeter un poulet famélique attaché à une ficelle pour entendre les mâchoires du croco se refermer dans un éclair sinistre, ne laissant sur la berge qu’un nuage de plumes.
Qu’est devenu l’enfant juché sur le dos d’un buffle piétinant la rizière tiré par le paysan laotien ?
J’ai cent ans aujourd’hui. Peut-être. Mais ce chiffre reste abstrait. Je m’accroche à des images comme à des bouées lumineuses fixées sur le sillage du fleuve.
J’ai touché bientôt l’estuaire. Et pourtant, la source est si proche. L’origine, c’était juste une petite goutte d’eau perdue dans un champ à peine repéré sur une carte.
Au fil de son cours, le fleuve avait traversé les villes, charrié les déchets, les plastiques des hommes, ne laissant dans les boues que l’ombre rampante d’espèces étranges, énormes parfois dans leur forme et leur agitation fébrile.
Puis le fleuve devenait de plus en plus large. C’était bientôt la vision de la mer au loin. Je me souvenais de l’Escaut, près de Rotterdam où les rives s’élargissaient dans le souffle scintillant des porte-conteneurs géants attendant leur tour dans la nuit avant de s’engager dans le grand port.
A l’aube, il ne restait qu’un horizon bouché de ces immenses amalgames de boîtes de ferraille.
Je voulais fuir ce paysage, pour retrouver les rives québécoises du Saint- Laurent et mettre mes pas avant ceux des premiers découvreurs.
Il me fallait retrouver le temps des premières rencontres avec les Indiens des Laurentides.
C’était hier, il y a cinq siècles ! Cette prise de possession au nom du Roi. Ces croix que les marins plantaient sur la rive de la Saguenay.
Ce temps-là, je voulais l’oublier, pour rester seul à écouter le chant des baleines.
Au loin, un vaisseau sort de la brume. Ce vaisseau qui glisse, c’est celui de notre mémoire. Toutes ces rencontres, tous ces lieux fondus dans le même feu.
Cette jeune fille croisée par hasard dans un village turc pendant la guerre à Chypre. Avec ses longs cheveux et ses yeux clairs. Dans un geste spontané, elle vient m’offrir une orange en geste d’amitié.
Le fil bleu du récit va s’interrompre. Quand ? Nul ne sait.
Tant de ciels à voir ! Tant de chants à ne pas oublier !
Tiens, par exemple, le chant de liberté de Florestan, dans le Fidelio de Beethoven, avec la voix profonde du baryton allemand, Jonas Kaufmann, attendant son Leonore amoureuse de venir le délivrer.
Pourquoi s’accrocher à ces fragments d’instants ? Chacun de nous en porte à foison.
J’ai cent ans aujourd’hui.
J’ai décidé d’arrêter d’égrener le passé, ce bûcher de vanités inutiles, ces misérables petits tas de cendres.
Il me reste encore un peu de cerveau dans cet Ephad où j’ai trouvé refuge. Mes amis ont disparu. Plus personne pour venir me voir. Depuis longtemps, paraît-il.
C’est ce que me dit une aide-soignante. Avec elle, je parle un peu portugais, quelques mots. J’aime cette langue pour ses sonorités douces et chantantes.
Tenez, mademoiselle, remettez-moi une lichette de ce vieux madère pour écouter ce fado d’Amalia Rodrigues que j’avais écouté dans ce théâtre en plein-air de Lisbonne.
Le Portugal d’où étaient partis les premiers découvreurs d’épices, avant les colonisations et les guerres .
C’était leur premier regard qui m’intéressait au plus haut point.
Le premier regard sur la forme étrange d’un arbre, la première écoute du chant d’un oiseau inconnu dans nos contrées.
Le premier regard sur ces hommes et ces femmes à moitié nus et venant vers nous, en toute innocence, les bras couverts de colliers et d’offrandes.
Le premier regard sur un point disparu à l’horizon. Tout simplement un point.
C’était bien d’avoir cent ans aujourd’hui.
Thierry Quintrie Lamothe
Paris, juin 2024