A chacun son empreinte !
Pouvoir
pose des mots sur,
vos engagements,
vos actes et vos passions !
Extrait du recueil
de
Séphane héri
- Alllez Rinka, il faut avancer ! Il ne nous reste plus que quelques mètres. Je sais que tu peux nous sortir de ce mauvais pas. Je le sais. Je te promets qu’après cela, tu auras droit à une double ration d’avoine. Allez, mon gars, vas-y !
A cette heure avancée de la soirée, encore optimiste, le docteur avait collé son visage sur la tête de son percheron. Tandis que la neige continuait inlassablement de tomber, Ils se regardaient tous deux dans le fond des yeux. Le vieil homme avait beau insister, lui promettre la lune, le cheval ne bougeait plus. Désemparé, l‘octogénaire redressa la tête et regarda une nouvelle fois autour de lui. La nuit tombait et la visibilité devenait nulle. Le vent glacial organisait les tourbillons de flocons qui glaçaient les veines de son visage. Instinctivement persuadé que le village de Danzé ne se trouvait plus qu’à quelques centaines de mètres, Il lui était par contre impossible de le voir ou de distinguer ne serait-ce que le clocher de l’église, un feu de cheminée ou l’éclat lointain d’une lampe à pétrole. Les hordes de flocons étaient de plus en plus fortes et ne laissaient aux yeux fatigués du vieux docteur que la vision d’un écran sourd et opaque. Il n’était plus possible de reconnaitre un poteaux, une borne, une barrière ou encore un endroit repère pourtant si souvent croisé. A présent, tout se confondait. Quant à poursuivre seul et à pied, à son âge et après cette si rude journée, ce ne serait que pure folie. L’épaisseur de neige était beaucoup trop profonde pour tenter le périple. Devant cette force naturelle incontrôlable, le vieil homme compris qu’il avait peut-être présumé de ses forces et de celles de son cheval. Toute la journée durant, sa carriole avait jalonné la campagne pour porter secours aux victimes des bombardements de la Luftwaffe. Ne reculant jamais devant l’effort et la difficulté, il avait tantôt soigné, tantôt réconforté et parfois même sauvé de la mort de nombreux compatriotes. Chacun de ses pas avait été porteur d’espoir et d’humanité. Mais là, à cet instant précis, malgré l’importance de sa dernière mission, il se senti seul, comme abandonné. Il lui sembla que même Dieu l’avait laissé tomber. Les roues de sa carriole disparaissaient sous la neige. Le gel menaçait de les bloquer définitivement et Rinka était au bout de ses forces. Après quelques secondes de désarroi, il lui vint une idée. Le vieil homme prit appuis sur le haut de la roue avant et brava la neige et le vent jusqu’au derrière de la carriole. Une fois arrivé, il dégagea la déjà très épaisse couche de neige pour libérer la poignée du coffre. Il ouvrit celui-ci et en sorti un sac en toile de jute. Oui, il en restait encore un peu. A bout de force, les jambes engourdies par le froid, il retourna péniblement vers Rinka. Il ouvrit le sac en grand et plongea la tête du cheval à l’intérieur. Habituellement, Rinka ne se faisait pas prier. Il dévorait le mélange gourmand du docteur sans aucune hésitation. Il y trouvait de l’orge, de l’avoine et du maÏs, toutes les protéines nécessaires à sa forme. Mais là, son compagnon de voyage n’eut aucune réaction devant ce festival de protéines. Le docteur resta une longue minute sans bouger puis laissa tomber le sac dans la neige. Les heures, non, les minutes de son vieux compagnon étaient comptées. Le docteur en était à présent convaincu.
Ensemble et depuis vingt cinq ans, il avait parcouru le Loir et Cher en long et en large. Toutes leurs virées défilèrent dans la tête du vieil homme jusqu’à ce dernier appel au secours. Planté devant son cheval mourant le gentil docteur se sentait un peu responsable. Il aurait dû peut-être attendre de l’aide, ne pas partir seul. De toute façon, il était trop tard. L’heure était aux adieux. Il entreprit de retirer le gant de sa main droite et posa délicatement celle-ci sur la tête de Rinka. Sa main fit quelques aller retour. Le froid avait depuis fort longtemps pénétré le cuir de la pauvre bête. La neige,flocon après flocon, l’avait gelé de la nuque au garrot. Avec ce qui lui restait de force, le vieil homme débarrassa la bête de ses sangles pour le libérer de la carriole. Leurs regards se croisèrent de nouveau un long moment. Tous deux savaient. Comme un hommage solennel aux services rendus, les larmes du docteur dressèrent sur ses joues glacées, une courbe brûlante et éphémère contre le froid. Rinka pouvait partir en paix. Sous le regard du vieux monsieur, le cheval digne resta encore quelques minutes debout avant de s’écrouler. Très vite la neige se mêla au cuir blanc de sa peau pour finir par se confondre avec le reste de la campagne.
Durant ces quelques ultimes et tragiques minutes de partage, le docteur l’accompagna du regard et jusqu’à son dernier souffle. Il resta les yeux rivés sur son compagnon de route jusqu’à ce que son corps tout entier soit drapé de cette neige assassine. Puis, il usa de ses dernières forces pour remonter dans sa carriole et referma la porte derrière lui. A l’intérieur, tremblotant, il s’activa pourtant autour d’une pile de couvertures. Après avoir dégagé successivement plusieurs épaisseurs, il posa un regard attendri sur l’objet de son dernier engagement et depuis peu, l’objet de tous ses tourments. La dernière couverture repliée, le docteur entendit résonner la voix de soeur Louise : « Il n’y a que vous docteur, il n’y a plus que vous qui puissiez la sauver. Ici, depuis les premiers bombardements, chacun ne pense qu’à sauver sa propre peau. C’est la panique.»
A la mémoire de ces quelques mots, les yeux du docteur se mirent de nouveau à briller. Il fallait coute que coute mener cette dernière mission à son terme. Il lui vint à l’esprit qu’il était attendu et que des secours avaient probablement été dépêchés. Il sorti sa montre à gousset, revit du même coup le visage de sa défunte femme. Elle la lui avait offerte pour leur quarante ans de mariage. Oui, habituellement le trajet de Vendôme à Danzé ne prenait seulement q’un peu plus d’une heure. Il se rappela avoir quitté Vendôme et soeur Louise vers 17 heures. Cela faisait donc plus de trois heures qu’il était parti. Il souleva rapidement sa mallette au cuir aussi tanné que sa peau et en dégagea son tout aussi vieux stéthoscope. Avec délicatesse, il souleva le drap, énième et dernier rempart plié avec soin par soeur Louise pour tenir le bébé à l’abri du froid. La main experte du vieil homme à peine posée sur le visage endormi de l’enfant lui signifia que le froid avait commencé son travail. Le stéthoscope lui indiqua quelques souffles plus tard que l’enfant endormi respirait encore normalement. Il fallait gagner du temps et retarder l’effet pervers du froid. Si Rinka n’avait pas pu s’en sortir. Si lui même n’était pas convaincu d’aller au bout de cette nuit. Une chose semblait certaine dans son esprit. L’enfant devait vivre jusqu’à l’arrivé providentielle des secours. Bien sur, il ne pouvait jurer de rien, mais il fallait jouer la partie. Il devait continuer de se battre. Tout n’était peut-être pas perdu. Le vieil homme retira tour à tour sa longue veste, son pull et son tricot de corps. Ce dernier conservait encore la chaleur de son corps. Il enroba l’enfant avec délicatesse et remis le plaide et les deux couvertures dans lesquelles soeur Louise avait enveloppé le nouveau né. ‘ Très rapidement et tremblotant, il ré-enfila son pull et remis sa veste humide et froide sur ses épaules. Il sorti ensuite de sa sacoche un carnet de papier et un crayon. Il avait décidé d’écrire une lettre. Balladé par sa volonté d’écrire et de violent soubresauts générés par le froid ambiant, son crayon évoluait tant bien que mal vers le récit complet de sa soirée. A seulement quelques pas du vieux bougre altruiste, le père Henry et son fils se dirigeaient avec détermination vers la carriole. Hélas, la lourdeur de leur pas, la difficulté à évoluer dans pareille tempête de neige ne leur permis pas d’arriver à temps pour sauver le docteur. Une fois rendus à la carriole, il découvrirent le vieil homme gelé. Son visage figé par le froid était rivé sur l’enfant. Ses mains gelées tenaient prisonnier ses derniers mots...
C’est vingt ans après la mort du pauvre docteur que papa m’a emmené faire une longue promenade. Durant celle-ci, il m’a expliqué pourquoi je me prénommais Clara. J’ai su ce jour là qu’après que la guerre se soit sauvagement abattue sur mon premier berceau pour m’enlever mon père et ma mère maternelle, une chaine d’amour, de courage et de détermination m’avait permis de poursuivre ma route. Je suis heureuse et fière de porter le même prénom que la femme du docteur Guillain et de pouvoir encore embrasser mon père de coeur. Ma vie est une vie d’amour. Je l’ai signé d’un nom dont l’écho ne cesse de grandir. J’habite un domaine que je partage avec mon mari et mes deux enfants. Chaque jour en y entrant, je touche de la main l’écriteau qui me dit que je suis chez moi. Chaque jour je touche cet écriteau qui me donne le formidable et puissant sentiment qu’aucun malheur ne peut m’arriver. Je suis l’heureuse propriétaire du domaine Rinka.