Thème : Harcèlement
par Stéphane Théri
Nous sommes une nouvelle fois tous réunis, là, autour de ce banc vermoulu, comme nous le faisons trois ou quatre fois par jour. C’est l’heure de la légèreté, des vannes à trois balles et des multiples éclats de rires. Les murs gris, les cages d’escaliers délabrées, toute la pourriture du quartier est balayée par la spontanéité de nos échanges. Les rires affichent toutes les couleurs de peau et aucune d’elles ne heurte qui que ce soit.
Durant ce moment toujours trop court, toutes les barrières sautent, la haine de l’autre n’existe plus, la misère ambiante s’estompe, les disgrâces physiques n’intéressent plus personne. Un voile de bien-être tombe sur nos épaules et camoufle temporairement les vilaines frusques trop injustement portées par les plus démunis d’entre-nous. La violence affichée des tatouages de Manu cèdent leur place à son envie de rire. Alain oublie pour l’heure la violence de son père et laisse un peu plus loin derrière lui, à chaque répartie comique, son drame familial. Les provocations prennent un ton bon enfant. Tout semble parfait.
Je dis tout mais une chose me dérange au plus haut point. Un point bien précis vient ternir cette parenthèse enchantée. Malgré toute la beauté de nos instants complices, une vision heurte mon esprit et crève cette bulle pour me ramener à l’indicible, à ce qu’aucune société digne de ce nom devrait tolérer. Ce qui crève mon coeur à chacune de nos retrouvailles, ce qui m’empêche d’aller, comme les autres, tutoyer les anges se trouvent dans les yeux de Richard.
Pour tous les copains, Richard, c’est avant tout Tuyau. Nous lui avons donné ce surnom à cause de ses pantalons moulant qui mettent en évidence la forme et la longueur de son sexe. C’est très con, mais ce surnom, comme ses pantalons, sont presque devenus des légendes. Moi, je sais. Je sais que de nous tous, il est le plus heureux à jouir de ces parenthèses, de ces temps morts qui nous rendent si vivant. Ici, durant tout cet espace temps, Richard ne risque rien. Il est à temporairement à l’abri, comme posé dans une zone franche où rien ne peut lui arriver.
Ce qui me déchire, ce qui me remue les tripes se trouve dans ses yeux et l’abomination qu’ils recèlent. Même quand sa bouche arbore un rire franc et spontané, le noir que ses yeux affichent en dit long sur son cauchemar de vie. Dans un peu moins d’une heure, Richard va retourner chez lui. Comme un joueur qui tenterait sa chance à la roulette sans la moindre possibilité de contrôler quoi que ce soit, il va entrer dans le hall de son immeuble et devoir, une fois encore, abandonner son intégrité physique à ses violeurs. Cela fait des mois que ça dure et cela, hélas, durera encore longtemps.
Stéphane Théri