Deux nuits et trois jours

 

Nouvelle de Félicité N'Gijol,

Extrait du recueil "Entre Désirs et Secrets " publié aux éditions Terhoma

Deux nuits et trois jours

Luis

La peau d’Epatha était à la fois douce et ferme. Luis laissait sa main glisser sur ce satin d’acajou. Il faisait chaud dans la chambre et un peu de sueur s’était logée à la base du cou d’Épatha. Il la recueillit du bout de la langue. Elle avait un goût de mer et de sous-bois. Il s’emplit de l’odeur d’Epatha en la serrant contre lui. Il faisait attention à ne pas la broyer tant la tentation était forte de disparaitre en elle, de s’enfouir pour vibrer au rythme de son corps. Comme cette veine délicate qui palpitait précipitamment quand elle mêlait son regard au sien. Elle le contemplait en le défiant, allumant en lui une flambée inédite de désir. Au-dessus, en dessous, leurs regards s’agrippaient, se prenaient et se déprenaient. Chacun puisant en l’autre la réponse à une question posée depuis le commencement. Il n’avait pas le sentiment cependant de toucher à la fin de sa quête mais au contraire de commencer une aventure. Ils s’avançaient corps contre corps sur un chemin uni pour la première fois. Leurs reins bougeaient d’eux-mêmes soumis à une houle qui les transportait tous les deux. Il sentait les mains d’Épatha dont les ongles s’enfonçaient au creux de ses reins. Il serait zébré de rouge le lendemain. Elle marquait sa chair d’un sceau d’appartenance qui faisait sens. C’était elle et lui, depuis toujours. Il se laissa enivrer par le souffle rauque qui s’échappait des lèvres entrouvertes de la jeune femme en attente d’un baiser. Luis ne pouvait rien lui refuser. Son corps était parcouru de sanglots qu’il dissimulait sous des hoquets de jouissance. Il l’aimait tant qu’il en souffrait chimiquement. C’était comme si sa chair et son être tout entier subissait une forme de peine exquise entre chatouille et brûlure qui réveillait son cœur et changeait la nature de toutes choses. C’était comme une initiation, une révélation.


Epatha


Epatha avait eu des gestes qu’elle ne se connaissait pas. Sa voix aussi était nouvelle, rauque et provoquante. Elle voguait sur le souffle, comme un murmure incandescent. Elle s’était ouverte à Luis comme un fruit mûr. Lorsqu’il avait plongé dans ses eaux, patiemment à l’écoute de la chanson de son corps, ses vibratos, ses pauses et ses acmés composèrent une mélodie dont il se fit l’interprète. Luis jouait de son corps à merveille. Il faisait cambrer son dos, et rugir son corps. Le contact de sa peau attisait une fièvre qui la fit défaillir d’un bonheur salué par des salves de libération aux éclats d’exubérance. Elle se laissa choir sur les draps froissés, hébétée et triomphante. « C’était donc ça la douleur d’Anna Karénina ou d’Emma Bovary ? Comme je les comprends ! » Toutes ses histoires d’amour, de sang et de passion, elle se promettait de les relire à l’ombre de ce nouveau savoir. Maintenant qu’elle partageait cette marque gravée dans la chair. Maintenant qu’elle vivait ça, le plaisir, le vertige des sens et le sentiment de s’oublier, de s’anéantir pour devenir Nous. Elle se mit à chantonner intérieurement. « L’amour est enfant de Bohème... ». Luis avait crié, laissant échapper un feulement, qui l’avait surpris et laissé vulnérable et si beau, couché sur son flan, l’air égaré. Il avait décollé la mèche de cheveux blonds de son front sur lequel perlaient quelques gouttes de sueur. Il l’avait contemplée, elle, en lui caressant la hanche. Elle s’était laissée regarder. Brûlante, le souffle court encore d’avoir aimé et la poitrine palpitante, Epatha avait oublié tout réserve et sans pudeur s’offrait à l’admiration de son amant. De l’homme qui était le premier à faire chanter son corps. Elle en avait oublié les cicatrices et les souffrances endurées. Il pouvait tout voir. A présent, elle avait tous les courages.
Après deux nuits et trois jours, ils s’étaient dit au revoir au pied de l’immeuble d’Epatha, comme de enfants sages. Elle grimpa les marches en sautillant malgré sa valise.
Luis la regarda s’éloigner. Elle avait gardé cette démarche flottante comme si ses pieds effleuraient les nuages. Luis se souvenait.
Deux mois auparavant, le 10 Mars, le cabinet d’avocats qui employait Luis, Donnat Phuong et Schlossberg célébrait autour d’un brunch l’arrivée des nouveaux employés. Dès que Luis vit Epatha, quelque chose résonna dans sa vie. Elle avait une démarche sautillante et précieuse, comme si elle marchait sur la pointe des pieds. Une allure qui lui parut si familière qu’il abandonna la discussion insipide qui avait débuté avec ses collègues pour aller lui proposer un verre. – Je suis une grande fille et je sais me servir, lui avait-elle répondu. Ponctuant sa répartie d’un sourire éclatant. – Ce n’était pas l’effet recherché, avait-il rétorqué. Fondant sur eux comme un rapace, Pierre Donnat, l’un des associés fondateurs, les avait saisis tous deux par l’épaule et s’était exclamé - Cher Luis ! Je vois que tu as repéré notre perle, je te présente Epatha, ou Epi pour les intimes. C’est l’enfant d’un ami cher. Donnat avait choisi ses mots comme à son habitude. C’est une brillante recrue qui fait ses débuts chez DPS comme stagiaire. Epi, avait-il continué en la regardant avec tendresse, ici, c’est sans chichi, on s’appelle tous par nos prénoms! Mais attention, je suis responsable de toi ma belle, ton père me l’a fait jurer ! Allez les enfants ! Amusez-vous ! Mais ne faites rien que je ne ferai pas ! Il avait éclaté d’un rire bruyant et musical. En Trois minutes tout avait été dit et Pierre Donnat fonça en virevoltant sur un autre groupe tout en réajustant sa chevelure. Epi et Luis avaient échangé un regard complice. Quand elle souriait, trois fossettes creusaient l’ovale de son visage, deux sur les joues, et une plus discrète au-dessus de sa lèvre. Pour Luis, ce fut comme un coup de tonnerre. Il eu un sentiment violent de déjà-vu qui lui donna le vertige et fit flancher son coeur. Il vacilla. Epi le rattrapa avec douceur alors qu’il s’appuyait en tremblant à la table du buffet. -Tout va bien ? Elle avait l’air si inquiet qu’il eut envie de l’embrasser. Au lieu de ça, il se releva, la remercia et lui proposa de continuer leur conversation dans un lieu plus calme. Elle accepta. Ils eurent des rendez-vous. Ils apprirent à se connaître. Ils sortirent au cinéma, visitèrent des expositions, dansèrent même. Puis un jour, leurs mains s’effleurèrent devant la machine à café de la salle de repos. Plus tard ils échangèrent leur premier baiser sur la place du tertre et se promenèrent main dans la main, refusant de mettre un label sur ce qu’ils commençaient à tisser. Alors naturellement quand au bout de deux mois, Luis proposa à Epi de partir avec lui en week-end au bord de la mer, elle répondit oui. Ils auraient deux nuits et trois jours pour se tenir loin des bruits et des colères du Monde. C’était amplement suffisant.
De retour dans sa chambre, Epatha se fit couler un bain. Elle aurait aimé garder l’odeur de Luis qui parfumait son aura, mais elle avait besoin de réunir le triummuliere. Le trio qu’elle formait avec ses amies était une authentique cellule de crise. Annah et Bulle allaient investir les lieux dans une petite heure. Le message s’affichait sur son WhatsApp : « Raconte ! ». Elle avait besoin de leurs conseils. Dans le miroir elle vit une femme conquérante et radieuse. Quelque chose avait changé. Peut-être sa façon de se tenir, ou son indulgence nouvelle vis-à- vis de son corps. Ses seins s’arrondissaient comme des fruits gorgés de soleil. Elle les contempla avec fierté. Elle caressa gravement la cicatrice qui ornait son cou. Elle se trouvait belle et femme, et ça la fit rire. Après le bain, elle ouvrit une bonne bouteille de Bordeaux, sortit trois verres, de quoi grignoter et commanda des plats vietnamiens par téléphone. Elle ouvrit le tiroir de sa coiffeuse et prit ses cachets, un puis deux, pour que la magie continue d’opérer. Ses amies arrivèrent en même temps. Leurs chaussures abandonnées à l’entrée, le vin versé dans les verres, la conversation s’engagea. Epatha leur raconta tout. Annah écoutait, les yeux brillants d’excitation, elle ponctuait le récit par des soupirs de midinette qui agaçaient Bulle.
- Il a fait de toi une femme ! » finit-elle par dire Annah en souriant.
- Tu n’a pas besoin d’un homme pour être une femme ma chérie. Ne l’écoute pas Epi ! Sérieusement tu crains Annah ! Quel genre de féministe tu es ? Non mais je rêve ! S’écria Bulle en secouant la tête. Epi, tu es une femme c’est tout. Vierge ou pas. Tu en étais déjà une avant lui.
- Il n’a rien vu ? demanda Annah. Je veux dire, en bas ! Tu n’as pas eu peur ? Moi j’avais flippé !
- Non, c’est fou. Avant je n’arrêtais pas d’y penser, mais tout s’est enchaîné. J’ai presque oublié. J’étais une femme avec un homme c’est tout. Répondit Epatha. C’était tellement unique !
- Alors ça t’a fait quoi ta première fois ? Continua Annah.
- C’était au-delà de ce que j’imaginais. Je n’avais jamais senti un corps contre le mien. Le petit Epicure en avait tant rêvé ! Maintenant je te comprends Annah! C’est bon ! - Celle-là, elle devrait se déplacer avec un extincteur ! Bulle éclata de rire. Mais sérieusement. Tu ne lui as rien dit ?
- Non. Tu crois que je devrais ?
- Tu attends qu’il soit accroché, comme ça ce sera plus dur pour lui de te jeter. C’est ce que j’ai fait moi ! Jeta Anna avant de boire une gorgé de vin.
- Annah quelque fois je me demande si tu as un cerveau. Ce n’est pas elle qui va le dégoutter c’est de lui qu’il sera dégoutté. Il risque de s’en vouloir s’il apprend qu’il a fait l’amour à une trans sans le savoir. C’est dangereux Epi. Le jeune Epicure a rêvé d’amour pas de mensonges.
- Tu fais comment toi ? Epi regardait son ami, défaite.
- Ils savent depuis le début, je les rencontre en ligne tu sais bien. Epi il faudra le lui dire. C’est plus sain pour vous deux. Et ce sera clair.
- Je n’ai peut-être pas de cervelle mais je sais que l’amour conquiert tout ma jolie. Regarde Hicham, les femmes comme moi, il les haïssait. Il ne m’aurait même pas craché dessus si j’étais en feu. Et maintenant voilà ! Bulle agitait un doigt dodu sur lequel un diamant agrippait des éclats de lumière. Je me marie !
- Ah Hicham c’est un artiste, Luis est avocat ma fille !!! Tu saisis ?
- Allez, stop ! Il fera jour demain ! Bulle leva son verre de façon cérémonieuse. Aux hormones ! A l’amour ! Aux Shemales !!! » Elles trinquèrent joyeusement.
Mais tout de même pensa Epatha, il faudra bien en parler à Luis un jour.


Luis


Luis à son tour chevauchait les nuages, il était trempé mais la pluie lui faisait du bien. Il plongea dans ses souvenirs. Il y a neuf ans, il avait accompagné sans grand enthousiasme ses parents à la remise de diplôme de son frère Jérô. L’école saint Jean était un établissement renommé. Elle prodiguait un enseignement d’élite à des enfants de diplomates et de personnalités publiques qui s’y retrouvaient, parqués à l’abris de la plèbe. Tout ce qu’il détestait. Après une pluie de printemps violente et inattendue, ils avaient profité de l’éclaircie pour faire une ballade en famille avant la cérémonie. Il marchait avec ses parents dans l’allée menant à la cour, quand il fut percuté par un jeune homme visiblement pressé. L’adolescent tomba lourdement et semblait avoir du mal à se relever. Luis lui tendit la main. – ça va je suis une grande... Garçon ! Je peux le faire tout seul ! Lança-t-il. Et pris d’un frisson, il se mordit la lèvre en grimaçant, toujours à terre. Après une courte bataille intérieure, le jeune homme se saisit de la main tendue. Son genou était sévèrement écorché, il saignait abondamment. Mais l’adolescent souriait d’un air bravache. Deux jolies fossettes apparurent sur ses joues et une autre plus discrète au- dessus de sa lèvre. Il se tenait droit faisant face à Luis. Il portait le blazer vert émeraude de Saint Jean et au badge sur le revers, Luis su qu’il était en seconde et qu’il s’appelait Modukpé. Sur le moment, l’information ne fit que traverser son cerveau.
- Mais tu saignes ! Luis s’agenouilla et utilisa sa pochette pour contenir l’hémorragie. C’est un peu profond, il faudra certainement mettre des straps. Est-ce que je peux t’aider à aller à l’infirmerie ?
- Vous avez mieux à faire je suppose !
- Oh ne t’occupe pas de ça ! Ils vont faire la tournée des lieux et rabâcher leurs souvenirs d’anciens combattants, j’ai tout mon temps ! Répondit Luis en riant. Et tu peux me tutoyer Modukpé !
A l’énoncé de son nom, le jeune homme eut l’air surpris, puis à son tour se mit à rire.
- Alors je veux bien que tu m’aides !
Le long du chemin, ils entamèrent une conversation dont la profondeur surpris Luis. Ils devisèrent sur la lutte entre l’authenticité et le paraître, cette maladie qui rongeait les familles nanties depuis toujours. Modukpé lui jetait des regards qui semaient la confusion dans le corps de Luis. Son cœur s’emballait alors qu’il s’émerveillait de longueur des cils de Modukpé. Ils bordaient de grands yeux de bakélite d’une profondeur troublante. Ça avait quelque chose à voir avec leur intensité et leur candeur certainement. Il avait juste envie de continuer à les regarder. Modukpé avait une voix douce et chantante. Luis se laissa envoûter. Quand ils parvinrent à l’infirmerie, il en fut consterné. Il avait mis le temps entre parenthèse. Le retour au présent le heurta plus violemment qu’il ne voulut l’admettre. Sonné par la réalité, il dû accepter que quelque chose venait de se passer sans qu’il puisse en saisir la nature. Mais il était à la fois désorienté et enchanté. Il laissa Modukpé aux bons soins de l’infirmière qui accueillit l’adolescent avec beaucoup de douceur. Avant de le laisser partir, celui-ci lui tendit le mouchoir qu’il lui rendait. Alors que Luis fit mine de le récupérer, Modukpé suspendit son geste.
- Je suis navré pour le sang. C’est de la soie. Je pense que c’est fichu ! Je te remercie pour ton aide. J’espère que le reste de ta journée sera plus passionnant. Ta famille doit se demander ce que tu fais. Il est temps de filer ! Au revoir mon bon samaritain ! Les fossettes réapparurent, illuminant le visage acajou du jeune éphèbe. Ses yeux brillaient d’un éclat qui bouleversa Luis.
- J’ai apprécié notre conversation Modukpé tu es très réfléchi pour un garçon de ton âge. J’ai été ravi de faire ta connaissance. J’espère que tout ira bien pour ton genou. Je prendrai de tes nouvelles auprès de mon frère. Je te souhaite une bonne continuation. Au revoir !
- Oh ! J’en oublie mes manières, je m’appelle Epicure Modukpé, dit le jeune-homme en lui tendant la main. On m’appelle Epi.
- Epicure ? Ce n’est pas commun !
- C’est que je ne suis pas un... garçon commun ! Epi le toisa d’un air aguicheur. Luis se sentit rougir. J’ai ouvert le feu, maintenant puis-je savoir vers qui ira toute ma reconnaissance aujourd’hui ?
- On m’appelle Luis. Luis Mencudo. Je suis le grand frère de Jérô Mencudo.
- Je vois. Alors, au revoir Luis !
- Au revoir Epi !
Il se serrèrent chaleureusement la main. Tout le reste de la journée, et les jours qui suivirent les autres jours, Luis entretint la pensée d’Epi. Il aimait revenir à cette belle parenthèse. Il en vint à questionner son orientation sexuelle. Emu et troublé, il ne se livra à personne, mais il cacha la pochette tâchée du sang du jeune homme dans un livre de sa bibliothèque, la Lettre à Ménécée d’Epicure. Puis le temps joua sa partition, et le souvenir d’Epi s’en alla prendre la poussière avec les autres événements de la vie de Luis. Jusqu’à cette soirée du 10 Mars. Où voyant ressurgir les fossettes, il comprit. L’époque avait changé et il s’était renseigné. Il avait compris tout ce qu’Epi avait dû subir afin d’avoir une apparence qui reflétait son authenticité. Il l’en aima davantage.
Oui, pensa Luis, il faudra bien qu’il en parle à Epi un jour.