A chacun son empreinte !
Des femmes et des mots
par Tyna Geronimi
(Chanteuse, danseuse, actrice, meneuse de revue et résistante française )
Née le 3 juin 1906 à Saint-Louis et morte le 12 avril 1975 à Paris.
La direction du Magazine Pouvoir est heureux de vous présenter les deux oeuvres ci-dessous
et remercie chaleureusement Rebecca Moses pour la mise à dispositon de celles-ci.
(Rebecca Moses est représentée par Ralph Pucci international.)
L’icône noire la plus française, la femme d’exception reconnue pour sa bravoure et son dévouement inlassable, panthéonisée il y a juste deux ans, née américaine, l’incroyable Joséphine Baker fait partie depuis très longtemps de mon existence. Il était pour moi naturel d’en parler sous un angle différent, ou du moins, plus proche de mon imaginaire personnel.
La petite fille de Saint-Louis, sortie de la misère avec dignité, est arrivée in extremis en France ; en effet, la vedette new-yorkaise de la troupe qui devait se produire à Paris avait refusé de quitter l’Amérique à la dernière minute. Tout naturellement Joséphine, sa doublure, la remplace, ce qui assure son triomphe, dès la Première de La Revue Nègre au Théâtre des Champs Élysées en 1925.
Joséphine avait su saisir sa chance.
Cette artiste a surgi dans ma vie lorsque j’arrivais en France avec mes parents en provenance d’Afrique et Nord et plus précisément de Tunisie. Mon père et ma mère, Français et Italienne natifs de Tunisie, avaient finalement décidé de rejoindre la métropole et de bénéficier ainsi de la modernité française, la boîte magique, la télévision. C’est alors que je découvris, totalement captivée, deux émissions fascinantes, les Noëls des enfants parlant français du bout du monde, au Québec et en Louisiane. Mais également les Noëls dans une famille extraordinaire celle de la tribu Arc en ciel, de la maman la plus extravagante et la diva du music-hall, tout en paillettes, Joséphine Baker. Ces souvenirs marquants s’accompagnaient de musique, en particulier le Jazz avec Sidney Bechet et Louis Armstrong, mais aussi les chansonniers, poètes troubadours comme Félix Leclerc. Il ne fait pas de doute que l’impact de la télévision a marqué toutes les familles françaises, dès les années 60. Dans mon cas, elles forgèrent une attirance particulière pour l’Ailleurs et pour la tolérance à la différence. J’affectionnais le music-hall et déjà enfant, la star Joséphine Baker me plaisait. Quant au Jazz il ne m’a plus quitté. Vingt-cinq ans plus tard, ce ne fut pas un hasard si je partais au Québec et en Louisiane réaliser un doctorat sur la France d’Amérique.
Entre temps un scandale était arrivé à la tribu Arc en ciel,
Joséphine Baker ruinée, s’était retrouvée à la rue avec ses enfants,
au point qu’elle avait dû remonter sur scène à plus de soixante ans.
Je me souviens encore d’une émission pathétique, un dimanche où elle expliquait leur situation avec grande dignité. J’étais adolescente et très choquée qu’on puisse mettre cette famille admirable à la rue et que cette dame d’un certain âge soit obligée de remonter sur scène pour faire vivre sa famille. Encore maintenant je me dis que le monde est cruel. Elle en mourut. Car oui, l’effort physique extrême et le stress énorme d’une situation financière catastrophique à gérer seule avec douze enfants à charge, l’épuisèrent totalement.
Cette femme inoubliable était plus qu’une meneuse de revue, qu’une maman au grand cœur, elle était une femme de grand courage et de conviction, une héroïne humble, à tel point que je ne l’appris qu’en 2000. Dans une réunion de groupe de femmes à Paris, l’un de ses enfants vint nous donner un témoignage sur la vie de Joséphine Baker et nous apprit son rôle de résistante pendant la guerre. C’est ainsi que je compris qu’elle s’était engagée pour libérer la France qu’elle adorait plus que tout. Dans cette France elle englobait l’Afrique du Nord. Il me fallut personnellement retourner vivre en Tunisie où j’étais née pour mieux comprendre le système de la France coloniale et pour apprendre que Joséphine Baker y était venue plusieurs fois. C’est en lisant ses mémoires que je découvrais son amour profond et sa connaissance intime du Maghreb, de sa culture et de sa religion.
Théâtre municipal de Tunis
Minaret et patio de la mosquée Zitouna
au centre de la Médina de Tunis.
Tunis, musée du Bardo, salle de Virgile
Crédit photo : Wikipédia licence CC BY-SA 4.0
Tunis
Tunis elle la découvre lors d’une première tournée en 1925, elle déclare alors que Tunis lui apparaît comme « une merveilleuse oasis de couleurs et de lumière », plus tard elle répondra : « Tunis est une ville qui a du cœur. Les gens sont accueillants et chaleureux, et ils aiment la vie. J’ai passé des moments inoubliables dans cette ville. » Lors de son deuxième séjour, elle visite la Tunisie et apprécie le pays durant le tournage de la Princesse Tam-tam, un film international où elle est la vedette. Elle s’intéresse à la culture et à l’histoire, notamment romaine de la Tunisie, lors des prises de vues dans les ruines archéologiques de Dougga. Elle dira en interview :
« La Tunisie est un pays riche en histoire et en culture.
C’est un pays qui a beaucoup à offrir aux visiteurs. »
Une vraie ambassadrice. Il faut préciser que Joséphine venait régulièrement en Tunisie de 1926 à 1936, en voyage privé grâce à son manager et mari, le dénommé Pépito Abatino. Le fait est que ce faux Comte sicilien avait émigré à Tunis, avant de débarquer à Paris. Sa réputation de redoutable homme d’affaires est probante puisque la carrière de Joséphine sera florissante, durant ces années. Apparemment, le « Comte de Calatafimi » était l’ami de tous les imprésarios parisiens dont Paul Derval, le directeur des Folies Bergère. Et c’est là, grâce à Pepito que Joséphine débute dans la célèbre revue « La Folie du Jour ».
C’est toujours par son intermédiaire qu’elle deviendra la chanteuse inoubliable du véritable tube de l’époque « J’ai deux amours » au Casino de Paris. Mais l’aventure tunisienne est interrompue par le décès de Pepito d’un cancer, à 38 ans, en 1936. Pourtant elle y reviendra en 1943 durant sa tournée en Afrique du Nord pour soutenir les troupes alliées. Lorsqu’elle se produit à Tunis au théâtre municipal, reçue en grande pompe par les autorités tunisiennes, elle a été saluée comme une héroïne. Elle dira :
« J’ai été profondément touchée
par la gentillesse et l’hospitalité des Tunisiens.
Ils ont ouvert leurs cœurs aux soldats alliés,
et ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient
pour nous aider. »
Marrakech , Artisan
Photo : Pixabay
Joséphine Baker portant une ceinture de bananes
1926 (photo de Waléry).
Maroc, Ksar d'Aït-Ben-Haddou
Marrakech
De nos jours, depuis 2021, et les nombreux articles qui ont rétabli les faits de résistance de la désormais artiste au Panthéon, nous savons que Joséphine par le mariage avec un riche industriel français en 1937, était devenue citoyenne Française. Lors de la défaite de la France et l’arrivée des Allemands à Paris, le patriotisme de l’artiste s’exprime publiquement en refusant de chanter et danser pour les envahisseurs allemands. Elle est alors divorcée et décide de quitter la France métropolitaine, cette France collaboratrice de Vichy, elle rejoint le Royaume du Maroc. C’est dans ce pays et en particulier à Marrakech qu’elle s’attache véritablement à la culture musulmane. Ses mots ne trompent pas, ses descriptions sont fidèles et sincères. Elle gardera même, de ce contact intime et fort, bien des amis du royaume chérifien.
Dans ses mémoires, on comprend son mode de vie oriental adopté à Marrakech, Voici sa description de sa demeure :
« D’abord, j’ai habité l’hôtel de la Mamounia. Il est célèbre dans le quartier Bab Djedid. Ensuite, j’ai voulu avoir ma maison pour vivre comme les Arabes. J’en ai trouvé une dans la Médina, près de la Koutoubia, qui élève ses trois boules d’or au-dessus des terrasses de ville. C’était au fond d’une impasse étroite, perdue. Tu frappes trois fois contre la petite porte basse, avec le marteau. Et mon serviteur vient t’ouvrir. Il a une gandourah toute blanche, comme sa longue barbe. Il te salue en mettant sa grande main jaune et maigre sur son cœur. Au fond du vestibule obscur, dont le revêtement de mosaïque bleue garde une lumière fraîche, tu vois une autre petite porte basse. Derrière, c’est le jardin d’Allah. Autour de la fontaine où les oiseaux viennent boire, il y a des orangers qui ont toujours des oranges. Et des colonnes de marbre fin comme des jeunes filles et des ombres épaisses. Tu entres où tu veux maintenant. Toutes les portes sont ouvertes sur le patio comme un bloc de lumière jusqu’au ciel. Tu n’as qu’à soulever une tenture au hasard des arcades. »
Elle écrit également : « J'ai découvert un monde nouveau, un monde de beauté et de spiritualité. J’ai été fascinée par la culture musulmane, par son art, sa musique, sa danse. » Elle poursuit « Marrakech est une ville magique, une ville qui a de la mémoire. Elle a vu passer des siècles de civilisations, et elle a gardé leur empreinte ». Quant aux Marocains, elle affirme qu’ils « sont un peuple accueillant et généreux. Ils m’ont fait sentir comme chez moi. »
Personnellement je me suis sentie portée par ses souvenirs, notamment par ses descriptions sans équivoque de Marrakech des années 40 :
« Comme ça grouille sur la place Djemaa El F’na. La misère en loques, et le marché aux puces. Les étals de boucher, noirs de mouches… Les vendeuses de pain accroupies côte à côte. Le rendez-vous des curieux, des photographes, des charmeurs de serpent, des conteurs. Ça grouille dans la poussière. Ça chante au soleil. Ça marchande. Ça crie. Ça hurle. Ça sent la friture, la canelle et menthe, les épices, la cuisine des sorciers et des guérisseurs, les herbes, les drogues, les têtes d’oiseau qui sèchent, les pattes de singe qui pourrissent. »
Lorsqu’on lit ses souvenirs du désert qu’elle arpenta pendant la guerre, on comprend combien elle a intensément vécu la terre africaine. Joséphine Baker avait non seulement du cœur mais aussi une authentique spiritualité. Elle croyait en Dieu et en la beauté de l’Univers. C’était une vision faite de tolérance et très œcuménique. Elle priait même dans sa loge avant les spectacles. Dans le désert, pendant la guerre, cette femme d’action a dû bien souvent prier sous les étoiles.
« Et nous avons bu dans les petits ruisseaux des oasis.
Et le soir les étoiles étaient grosses comme des larmes. »
Oeuvre aperçue à la 120ème édition du "Salon d'automne"
( Salon international d'art contemporain)
représentant l'inoubliable Joséphine Baker,
toujours grande source d'inspiration.
Photo : S.Theri
Alger , Photo : Pixabay
Alger
Et l'Algérie me direz-vous ?
Alger premier contact, le 1er décembre 1931 pour une tournée organisée par Pepito. Joséphine Baker est logée à l’hôtel Saint-Georges, un palais mauresque. Dès le lendemain, elle triomphe au Majestic dans le quartier de Bab el-Oued, où accompagnée de son orchestre de musiciens noirs, elle donne un concert et chante notamment « J’ai deux amours ». Alger la séduit et en 1936, elle chantera même un nouveau succès, « Nuit d’Alger ».
En Janvier 41, elle y revient surtout comme « honorable correspondante » du contre-espionnage français. Cette fois elle descend à l’hôtel Aletti. Elle travaille sous les ordres de Jacques Aptey, chef du contre-espionnage militaire à Paris, qui l’a recrutée en 1939, avant de rejoindre la résistance à Londres en 1940. Elle ne pourra jamais oublier Alger, car c’est dans cette ville, en octobre 1943, alors que la star donne un gala à l’Opéra qu'elle rencontre son idole, le général de Gaulle, celui qu’elle a décidé de suivre après son appel du 18 juin. C’est durant l’entracte qu’elle reçoit, dans la loge d’honneur du général de Gaulle, chef de la France libre, et de ses mains, une petite croix de Lorraine en or. Elle en fut bouleversée. Plus tard, en pleine guerre d’Algérie qu’elle ne commentera pas, elle agit en adoptant deux orphelins : un garçon d’origine kabyle et une fillette de parents pieds-noirs. Brahim et Marianne. Ils feront partie de la Tribu Arc en Ciel et de ses douze enfants.
C’est au château des Milandes qu’elle a tenté de réaliser son grand projet d’une société sans racisme ni préjugés, d’une constellation accueillante avec ses douze enfants tous adoptés, avec l'idée de faire également des émules. Il faut croire qu’elle n’a pas été comprise en son temps. C’est le sort des pionniers. Elle fut jetée dehors des Milandes. Grace Kelly fut celle qui lui tendit les bras et hébergea la Tribu. La princesse de Monaco, son amie, était américaine. En 2021, justice lui a été rendue par cette France qu’elle avait tant aimée.
Joséphine Baker était une visionnaire qui comprenait l’importance de la compréhension et de la coopération entre les cultures. Elle était une fervente défenseure de la paix et de la fraternité, et elle croyait que le monde musulman pouvait jouer un rôle important dans la construction d’un monde meilleur.
« Le jour viendra sûrement où la couleur ne signifiera rien de plus que le teint de la peau, où la religion sera considérée uniquement comme un moyen de parler de son âme ; quand les lieux de naissance ont le poids d’un coup de dés et que tous les hommes naissent libres, quand la compréhension engendre l’amour et la fraternité. »
Il nous faudra encore bien des années pour que son rêve se réalise, le XXIe siècle semble avoir pris un autre chemin.