Extrait du Roman "Même pas mal ! " de Stéphane Théri
- Bonsoir, vous avez réservé ?
- Non, mais j’ai faim et soif. Je mangerai tout ce que l’on me donnera et proprement, promis, juré !
La jeune fille esquissa un timide sourire. Son regard ne pouvait cacher ce qu’elle pensait. Mon costume ressemblait à une éponge ayant dépassé depuis fort longtemps son seuil de compétence. Quant à ma cravate aussi illustre que fût sa signature, elle avait autant de maintient qu’un spaghetti qui aurait raté le al dente et donc son entrée dans ce restaurant.
- Je vais voir si je peux vous trouver une petite place au bar.
Mon costume laissait s’échapper l’eau de pluie comme une rivière sort de son lit. J’étais debout au milieu de gens que je ne connaissais pas et dans ce mélange de fumée et de brouhahas, je la regarda descendre cet escalier que ses jambes semblaient connaître par cœur. Elle disparut très vite et une petite brune vêtue de la même robe monta avec le même enthousiasme et certainement pour la énième fois ce putain d’escalier. Elle me sourit. Sa robe noire, très courte, ne couvrait pas totalement ses cuisses et moulait ses hanches rondes. Les deux petites bretelles qui la soutenaient à hauteur des épaules livraient son dos nu aux regards des hommes mais aussi aux courant d’air. Elle avait la peau légèrement mate et les épaules bien dessinées. D’un geste précis et sans s’arrêter, elle ferma avec grâce la porte d’entrée et demanda au couple très bon chic bon genre qui se trouvait à ma gauche de bien vouloir la suivre. Et, elle redescendît ce putain d’escalier. Sa collègue remonta à son tour. Ce ballet me donnait le vertige mais pas suffisamment pour laisser passer mon tour. Le jeune femme me fit entrer dans la ronde avec dynamisme :
- Venez, je vais vous installer au bar, ça ne vous dérange pas ?
- Non, non, allons-y !
Et voilà comment mon tour arriva. Moi aussi, je descendis ce putain d’escalier…
- Ici, vous serez bien, bonne soirée !
Après m’avoir très gracieusement posé au bar, elle se lança, jusqu’à disparaître, au milieu de tous ces gens agglutinés les uns aux autres. Quant à moi, j’étais à l’angle du bar. Derrière moi le mur et face à moi, toute la salle. La clientèle était plutôt prout mais la déco donnait un air douillet à tout cela. Livres, bibelots et tableaux imitaient assez justement la décoration d’un appartement. Deux barmans, une tripotée de bouteilles devant eux, entamaient une kyrielle de gestes zélés qui donnaient à quelques individus en mal de reconnaissance l’illusion qu’à cet instant précis, ils étaient des gens importants. En face de moi, de l’autre coté du bar, un petit blond, une mèche de cheveux lui tombant sur le visage, une dentition de cheval en pleine exhibition, me rappelait Fernandel dans François 1er. Il était accompagné de deux pétasses, l’une blonde, l’autre rousse, qui lui renvoyaient avec une aisance, une régularité et une synchronisation sans pareil, l’écho de ses rires imbéciles. A leur droite, deux hommes d’affaires jouaient les divas devant une boîte de cigares que leur tendait avec beaucoup de sérieux, un troisième barman. Après s’être échangé leurs regards réciproques devant deux ou trois spécimens différents, ils se décidèrent enfin à prendre deux des plus gros perturbateurs environnementaux que la boîte recelait. Je souhaita bonne chance à tous leurs voisins. En revenant sur la partie gauche du bar, on décrochait le pompon. Monsieur avait bien soixante ans et madame ou plutôt mademoiselle n’avait pas dû encore fêter son vingt cinquième printemps. Elle avait tout de la jolie colombe en mal de pureté. Lui, avait autant de classe et de retenue qu’un vieil éléphant de mer en période de rut. Il s’agrippait, après les avoir naturellement identifiés, à ses derniers râles, devant celle qui subirait l’une de ses ultimes et sûrement piètres prestations. Elle savait y faire, la garce. Je ne sais pas comment cela se passe aux îles Galápagos mais j’étais certain que grand-père allait devoir casquer un max s’il voulait aller jusqu’au dessert avec mademoiselle. Je ne savais pas que les éléphants de mer buvaient du whisky. C’était peut-être qu’aux Galápagos, il n’y avait pas de bar comme celui là. Dans ce petit théâtre douillet, le paraître et l’illusion semblaient être de mise. Plus proche de moi, très certainement partagé entre Max la menace et Tom Cruise dans le très mauvais remake de mission impossible, un jeune cadre, pas dynamique du tout, exhibait à tous, mais tout particulièrement à son compagnon de bar, tout aussi dynamique et, avec puérilité mais non sans suffisance, le dernier-né de la gamme de téléphone portable de Sony. Il en avait rêvé, Sony l’avait fait et nous nous devions, sans doute, de partager son rêve. Son acolyte ne resta pas longtemps sans réaction. Après avoir, à toute allure, posé son verre sur le bar et fouillé dans la poche intérieure de sa veste, vert espérance, ils en avaient besoin tous les deux, il nous présenta en avant première et pour la plus grande tristesse de son collègue, le dernier-né des agendas électroniques de Compaq. Si le bar avait eu encore suffisamment d’espace pour accueillir un troisième larron, c’eut été Pierre Bellemard qui nous aurait donné pour l’heure le prix de ces magnifiques objets. Se faufilant parmi ces personnages, à mes yeux, pittoresques, la petite brune de tout à l’heure s’approcha de moi et me tendit une serviette.
- Tenez, vous êtes trempé, essuyez-vous le visage.
- Euh, merci beaucoup !
Je passais la serviette sur mon visage et dans mes cheveux pour stopper, avant qu’elles ne mouillent davantage mon costume, les dernières gouttes d’eau. Elle se tenait à coté de moi. Son regard était doux et réconfortant.
- C’est la première fois que vous venez ?
- Oui !
En fait, j’étais passé plusieurs fois devant ce restaurant et à chaque fois, une impression bizarre me saisissait sans trop savoir ce que c’était. J’avais une sorte d’appréhension à entrer et je ne rentrais pas. Certaines de mes compagnes m’avaient d’ailleurs interrogé à ce sujet et je n’avais à l’époque pas su quoi leur répondre. Après m’être bien essuyé la nuque, je lui tendis la serviette qu’elle semblait attendre avec bienséance. D’un geste délicat, elle saisit la serviette, dégagea son pied du tabouret et me balança un sourire qui redonnait à l’ambiance générale une touche d’authenticité.
- Je dois y aller, je repasserai vous voir tout à l’heure !
Et, avec beaucoup d’aisance, elle se faufila à nouveau à travers cette masse anonyme, compacte et indifférente que formaient les clients autour du bar. A coté de moi, sur ma droite, témoin de cette scène, coincé dans sa cravate sortie toute droite d’un des épisodes les plus ringards de Starsky et Hutch, un grand con intervint comme concerné par ce qu’il venait de voir et me balança en préambule et en pleine figure son sourire débile qui invitait dès ses premiers mots à prendre la mesure de sa médiocrité morale.
- Elle s’appelle Sonia, elle est bonne, hein !
Aïe ! Aïe ! Aïe ! J’hallucinais. J’étais juste rentré pour manger et me sécher, je n’avais pas envisagé de donner dans le social. Cette lueur de bêtise dans son œil droit m’indiqua très vite que le gauche ne me rassurerait pas sur lui. Et le pire, c’est qu’il attendait une réponse ce con là. Elle ne se fît pas attendre.
- Elle est bonne en quoi ?
- Bien, elle est bonne à …
Avant qu’il ne termine, je me mis très vite à son niveau.
- Ha, oui, excusez-moi, je n’avais pas compris.
Bon le plus dur était fait. Mon plan était simple. J’acceptais quelques minutes sa connerie et je regardais jusqu’où elle pouvait nous emmener. Le problème, c’était qu’avec la couche qu’il semblait tenir ce tâchon de la mort, elle promettait d’être longue cette putain de soirée. Je décida donc pour accélérer le processus de briser les barrières de l’inconnu.
- Je peux vous demander quelque chose ?
- Oui, allez-y !
- Moi, c’est Fred et vous ?
En fait, je m’appelle Frédéric mais exception faite de ma mère, tout le monde m’appelait Fred.
- Jean-Philippe !
- Jean-Philippe, vous…Oh, et puis zut ! Je te dis tu, ok ?
- Ok !
- Jean-Philippe, que fais-tu dans la vie ?
- Je vends des biscottes pour…
- Non, non, arrête-toi, je ne veux pas connaître la marque. Et c’est difficile le marché de la biscotte ?
Cette conversation commençait très fort. Je sentis presque immédiatement le niveau culturel de cette croustillante discussion. Elle allait, je le sentais, nous mener vraisemblablement sur des terres qui m’étaient jusqu’à ce jour, totalement inconnues. J’allais me cultiver. En tous cas, cette amorce me le promettait.
- Tu sais, on bosse surtout avec les grandes surfaces alors…
(Dans ma tête) : On dit, « Nous bossons », andouille.
- Alors, c’est la galère. Tu es marié ?
- Oui, j’ai deux gamins, et toi ?
- Moi non, je suis célibataire.
- Tu as de la chance.
(Dans ma tête) : Ca y est, c’était reparti. Voilà que j’avais de nouveau de la chance.
- Pourquoi tu dis ça, tu te fais chier avec ta femme ?
- Non, ce n’est pas ça.
- C’est quoi alors ?
Le plus gradé des barmans, le chef incontesté des lieux, vint enfin vers moi et même s’il avait mis un certain temps à venir jusqu’à mon palais, il s’adressa à moi avec un ton obséquieux comme si j’étais le descendant direct du plus grand des monarques.
- Bonsoir Monsieur, qu’est ce qui vous ferait plaisir ?
- Tout de suite, je ne peux vous le dire, mais servez-moi donc un gin tonic en attendant, s’il vous plaît.
- Bon, Jean-Philippe, attend, t’aime trop les femmes pour en avoir qu’une ?
- Bien, j’aime trop les tirer les salopes.
Je l’avais dit. Je pouvais aller jusqu’à supporter beaucoup de choses ce soir, mais là, nous dégringolions trop vite. Il me fit soudainement éprouver du dégoût. Ces propos m’écartaient de lui à la vitesse de la lumière. J’envisagea même de le balancer, de l’écarter immédiatement de moi, de le sortir de mon espace où il ne pouvait visiblement que s’être perdu. Finalement, la curiosité prit le pas sur mon aversion. Je crois que je voulais savoir ce qui guidait une vue aussi courte et aussi prosaïque de la femme.
- Jean-Machin là, quand tu dis les salopes, tu parles aussi de ta femme ?
- Non, elle, c’est pas pareil. Je fais ma vie avec elle.
(Dans ma tête) : On dit « ce n’est pas », abruti !
- Attends J.P…
J.P, je trouvais que ça lui allait bien, c’était réducteur. Je décida sans hésitation de le laisser développer sa thèse. Une gorgée de gin et je suis à toi Don Juan Philippé de la Biscotta !
… Qu’appelles-tu faire sa vie ?
- Bien, les gosses, la famille, tout ça quoi !
Je me devais d’en savoir davantage. Je pris donc la décision de me lancer et de lui balancer la réplique qui tue, celle qui allait me permettre de savoir et plus, de donner à cette conversation anodine un sens historique et social. Je ne savais pas encore pour qui mais ça venait, je le sentais. Nous allions donner dans le grandiose.
- Et l’amour J.P, l’amour ?
- L’amour, c’est des conneries !
- Mais alors, ta femme, tu ne l’aimes pas.
- Non, mais elle ne me fait pas chier comme les autres…Tu vois, ce soir, par exemple, elle croit que je suis avec un gros client et je suis là.
Il était malin l’animal, quel fin stratège et original, original. A cet instant, plusieurs solutions s’offrirent à moi. Je pouvais tout de suite le casser en deux, lui dire avec la plus grande des délicatesses que sa femme n’était peut-être pas chez lui ce soir ou alors, pas seule, qu’elle était peut-être avec un type comme moi. Je pouvais aussi lui dire qu’elle était peut-être en train de s’envoyer en l’air pour oublier comme lui ce pacte médiocre que signent comme eux des millions d’hommes et de femmes sur terre pour ce que l’on appelle trop facilement et trop communément la raison. Non, j’allais lui dire qu’il était innocent, que c’est cette putain de société qui avait décidé de tout, il y a déjà des lustres, que tout ce cirque remontait aux temps ou ces attardés d’hommes d’église et de loi infligeaient, à tous, l’immensité des effets pervers de leur petitesse de cœur et d’esprit. Je pouvais aussi lui dire que sa femme l’aimait d’un amour si pur et d’une innocence si grande que ses duperies minables faisaient de lui, l’être le plus misérable que la terre puisse porter. Je pouvais, pour appuyer ma thèse rajouter que je connaissais bien le sujet pour m’être vautré des années entières dedans, avec, comme lui, la plus grande des complaisances et une autosatisfaction sans limite.
J’en profite pour faire un petit salut à P. Bruel, on est rarement que dégueu mais trop souvent dégueulasse. Pour s’en rendre compte, il ne faut pas se regarder dans le miroir en biais mais de face. Ensuite, bien cadré, il ne faut pas se regarder mais se voir. C’est hélas là que notre drame commence. En effet, pour des milliers d’hommes et de femmes, que dis-je, pour des millions d’abrutis, c’est malheureusement la même chose. Tout ça ne me donnait pas l’épilogue de cette déjà trop longue conversation avec notre crève cœur. Bon, je ne lui dirais rien. Il avait la quarantaine passée notre tâchon. Je pensais qu’il était certainement trop tard. Bien sûr, j’aurais pu lui dire qu’on avait été, sans le savoir, membre du même club. Le club de ceux qui tiraient les salopes. Mais au fait, les dites salopes, elles tiraient quoi, elles ? Là, il y a deux écoles mais rassurez-vous aucune n’est subventionnée, ça nous évitera bien des polémiques. La première, tout à fait au hasard, et parce qu’il faut bien commencer par quelque chose : les salopes en question sont comme nous à la dérive et cherchent, pour jouer un sale tour à la solitude quotidienne, un peu de chaleur humaine. Le piège se tend alors très vite sur la salope et sur le salop, on peut l’écrire aussi salaud. Tous deux se grimpent dessus, l’ordre importe peu, et se séparent une fois leur instinct primaire servi, sans immédiatement s’interroger sur la quantité d’amour et de sentiments que peuvent contenir quelques centimètres cubes de sperme et de sécrétion vaginale. C’est après, généralement lorsque l’on rencontre l’être cher et que l’on souhaite, après des semaines d’attente, de doute, d’échanges imprécis et de gestes maladroits et ce du fond du cœur, lui offrir en ultime cadeau, le trésor que notre corps représente, que le passé nous rattrape. Parce qu’un présent offert à tous ne vaut pas très cher. Et là, ce sont quelques centimètres cubes de misère qui coulent comme les souvenirs d’un temps d’infortune. Bon, pour la deuxième école, vous attendrez un peu, mon tâchon s’impatientait. Il me fallait à présent conclure, lui donner l’absolution. Regardez comme ce fût facile !
- De toute façon, J.P, tu mets des préservatifs.
- Pas toujours, j’ai du mal à m’y faire et des fois, ça m’empêche de bander.
- Et le sida, J.P, le sida et toutes les autres cochonneries que tu peux attraper avec des inconnues, ça ne te fait pas flipper ?
- Un peu, mais …
Je rêvais ou j’avais en face de moi, le dernier des abrutis. Il avait réussi à me foutre hors de moi ce bouffon. Ces gens là ne devraient pas sortir sans leurs clochettes, qu’on les reconnaisse. Quel connard !
- Mais quoi, t’es un gros bœuf ! Tu trempes ta nouille dans le premier cul qui passe sans te protéger et tu vas sans scrupule, aucun, la tremper dans le cul de ta femme. Nous allons passer un deal, toi et moi, d’accord ! Quand tu me gonfles, tu dégages. Et bien, ça y est, tu me gaves avec tes couillonnades, oublie-moi, fais comme si je n’étais pas là, dégage !
- Vous me…
- Ta gueule Don-Juan !
- Vous êtes..
- Ta gueule !
Ca me faisait mal au cœur, on était déjà plus copain. C’est fou ce que l’amitié est devenue fragile de nos jours. Mais Gandhi avait raison. Dans le magnifique et pas assez connu livre, le pèlerinage aux sources, Lanza Del Vasto contait sa rencontre avec le Mahatma et me faisait partager du même coup cette phrase sur laquelle, je pense ne pas avoir encore assez médité : « L’attachement aux autres empêche de grandir ». Je devais, tenant compte de cette phrase du vieux sage, prendre sur moi et accepter de ne plus revoir DJP. Cette rupture brutale ne pouvait, en effet, en rien affecter ou encore stopper le parcours de ma destinée. Elle s’y inscrivait, comme son passage en météorite, mais c’était là son seul rôle. Il ne lui avait pourtant pas fallu plus de quinze minutes pour se livrer à moi comme on ne se livre pas à son psy. J’avais failli tout savoir, le beau comme le moche. Et puis ce décalage comportemental eut finalement raison de notre trop jeune et trop fébrile lien. DJP avait fait une sortie fulgurante de la constellation que formaient mes amis et je me devais, à l’échelle de l’univers, souligner que son entrée dans mon orbite n’était que le résultat de l’incertitude éternelle avec laquelle les étoiles traversaient notre ciel à tous. J’avais juste souffert qu’il ait, dans un moment d’égarement, cru bon de me balancer à nouveau du vous. Non, Don-Juan Philippé de la Biscotta, le vous n’était pas une idée lumineuse. Il quitta donc mes cieux presque aussitôt, sans rien me dire. J’étais sincèrement désolé, vraiment ! Je n’avais même pas eu le temps de lui dire que je haïssais ce qu’il représentait parce que, préservatif en sus, je l’avais été avant lui. Il ne m’avait même pas laissé le temps de lui avouer combien je regrettais toutes ces compromissions faciles et dégradantes. Je pris la décision immédiate de boire un autre verre pour noyer la perte de mon nouvel ami.
Stéphane Théri